PÉRIGOTVILLE
Eugène VALLEE
Un drame Algérien - 1948 - Les grandes éditions françaises - Paris

Périgotville est le chef-lieu de la commune mixte de Takitount. Cette importante agglomération, pourvue d'un bordj administratif, est à 27 kilomètres de Sétif.
Le 8 mai, M. Rousseau, Administrateur en chef, accompagné de son adjoint, M. Bancel et de M. El Kemal Mohamed, juge de paix du canton, s'était rendu sur la route d'El-Ouricia, où avait été signalée l'attaque du service postal Sétif-Bougie. L'automobile était conduite par le nommé Bouguendoura Amar, brigadier des cavaliers de la commune mixte.
Participaient donc au voyage, deux Français d'origine. MM. Rousseau et Bancel et deux Français indigènes, le Juge et le brigadier.
Ces deux derniers revinrent seuls, dans la voiture administrative, qui s'arrêta devant la demeure du médecin de colonisation de Périgotville. Le juge de paix descendit et l'auto continua vers le bordj.
Le magistrat se présenta au Dr Mazzuca et lui montra une blessure légère "située au niveau du pavillon de l'oreille gauche". Le médecin fit un pansement sommaire, et l'on causa amicalement.
Aucune allusion ne fut faite à l'Administrateur et à son adjoint. Ayant accompagné son visiteur jusqu'à la sortie de la maison et fermé la porte d'entrée, le docteur entendit au dehors le bruit d'une conversation ; "Attention! disait le Juge. Je suis un musulman. Ne vous trompez pas!" La maison de M. Mazzuca était menacée. Les émeutiers envahissaient le village et son ami El Kemal ne l'avait pas prévenu. Bien mieux, cet ami ne lui avait pas dit qu'il avait assisté, avec le brigadier, à l'assassinat de l'Administrateur et de son adjoint, dont les cadavres, horriblement mutilés, ne devaient être retrouvés que trois jours après. Les deux indigènes étaient revenus avec la voiture administrative, sans prévenir personne, ils étaient suivis de très près par une seconde voiture apportant de Sétif le signal de l'émeute. Nous allons reparler de cet incident.
Peu d'instants après, dit une brochure résumant les opérations militaires qui ont eu lieu dans la région, les indigènes du centre de colonisation de Périgotville et des environs immédiats, armés de fusils, de haches, de pioches, de masses, etc., se répandent par groupes imposants à travers le village et se mettent en devoir de tuer tous les Français, en commençant par les hommes et selon un plan préétabli.
Ils font successivement l'assaut de chaque maison. Ils débutent par la poste, où ils tuent le Receveur et blessent mortellement son fils, âgé de 11 ans puis c'est le tour de la demeure de M. Richard, celle du Médecin, le bordj de la commune mixte, où ils pillent les armes et les munitions du centre de colonisation et tuent M. Fabrer Henri et deux tirailleurs français qui lui avaient servi d'escorte, Hartmann et Poissonnet. Ils poursuivent leur œuvre en fracturant les portes et les fenêtres des maisons, s'emparant des armes et exterminant de nombreuses personnes.
Quinze victimes tombent sous les coups des rebelles, dont l'abbé Navaro, aumônier de la garnison de Sétif, qui venait dire sa messe à Périgotville.
Le pillage et le meurtre se poursuivent méthodiquement, encouragés par les you-you des femmes indigènes jusqu'à l'arrivée d'une voiture blindée militaire, qui chassa les rebelles de Périgotville et mit fin à cette horrible tragédie.
II était environ 7 heures.
En toute hâte, l'officier commandant l'élément groupa rapidement quelques habitants au bordj administratif, leur distribua des armes de l'équipage du blindé et confia la défense au Dr Mazzuca et au sergent Gerommi de l'infanterie coloniale, qui se trouvait en permission.
Le half-track regagne Sétif à toute vitesse pour y chercher du renfort. Celui-ci revient, une heure après, avec une section de Sénégalais et un second half-track, qui pourchasse les insurgés jusqu'à la nuit.
Le calme paraît rétabli, on organise un convoi qui emmène à Sétif des femmes, des enfants, des personnes âgées, des malades, des blessés et trois cadavres.
Ce convoi passe par les Amouchas, où l'officier commandant avait une mission à accomplir et rentrait à Sétif, le 9 mai, à 2 heures.
Il n'est pas de mots pour traduire les horreurs de cette journée que tous voulaient de joie et qui a été d'épouvante
Ajoutons à ce récit émouvant, les quelques détails qui suivent : La troupe, venant au secours de Périgotville, a été stoppée, le 8 mai à 16 h. 25, aux environs de ce centre, par plusieurs barrages de pierres successifs, judicieusement disposés et battus par des feux provenant des hauteurs immédiatement voisines (procédé de combat européen). L'half-track essuie une fusillade nourrie de droite et de gauche, qui vient s'écraser sur le blindage. On riposte par tous les moyens du bord.
Mais douze cadavres sont relevés, sauvagement mutilés, les faces en bouillie, etc...
Quarante fusils et dix mille cartouches ont été enlevés au bordj administratif. Ils servent à tuer les Français de la région.
Le bureau de poste a été saccagé, les fils télégraphiques et téléphoniques arrachés.
A 19 h. 30, un second half-track et une section sénégalaise foncent à nouveau, d'El-Ouricia — où le commandant Biraben est blessé au poignet — sur Périgotville, où les habitants, on l'a dit plus haut, sont réunis au bordj.
Deux nouveaux barrages sérieux (blocs énormes qui viennent d'être posés) et qui sont battus par des feux.
L'adjudant Laroche, du 9e escadron de la garde, avec l'aide d'un groupe de Sénégalais et protégé par les feux des mitrailleuses, dégage la route.
Au retour de Périgotville sur les Amouchas, par une route directe, le commandant du convoi rencontre, non loin de ce dernier point, une voiture civile criblée de balles. Le conducteur, M. Parmentier, a vu son épouse tuée près de lui, au col de Tizi N'Béchar. Le malheureux, fou de douleur, est recueilli.
Le convoi arrive à Sétif à 2 heures du matin.

Entre 14 h. 54 et 18 heures, le 8 mai, quinze Français ont été abattus par les émeutiers à Périgotville. Le massacre a eu lieu aux cris de "La guerre sainte!"

Voici les noms des malheureuses victimes surprises avant qu'elles aient eu le temps de se mettre en état de défense :
Sanbin Pierre, 35 ans ;
Sanbin Pierre, 11 ans;
Richaud Jean-Pierre, 69 ans ;
Perret Edmond, 27 ans, en permission, des Tabors marocains.
Eymenier Gilbert, 27 ans, militaire en permission ;
Vetillard, 18 ans, sans profession ;
Fabrer Henri, 57 ans, propriétaire agriculteur, Juge de paix suppléant ;
Boissonnet, Hartmann, militaires qui accompagnaient M. Fabrer ;
Flandrin Joseph, 45 ans, boulanger ;
Morel Alexis, 57 ans, chef cantonnier, père de six enfants ;
Carrier Charles, bourrelier ;
Rousseau, Administrateur, chef de la commune ;
Bancel, Administrateur adjoint ;
Navaro, curé (tué sur la route et mutilé).

Nous avons parlé de la mort de l'Administrateur de la commune de Périgotville, M. Rousseau et de son adjoint, M. Bancel.
MM. Rousseau et Bancel se trouvaient le matin du 8 mai à Kerrata, où avait lieu une cérémonie, à l'occasion de la victoire. Ces fonctionnaires, alertés, étaient revenus précipitamment vers Périgotville. M. Rousseau apprenait en route que le car Deschanel, assurant les communications entre Sétif et Bougie, avait été attaqué à son retour vers Bougie. II arrivait à 13 h. 45 accompagné de son adjoint, M. Bancel et de M. El Kemal Mohamed Juge de paix, aux Amouchas. Ces autorités se dirigeaient aussitôt, dans la direction d'El-Ouricia, vers la ferme Torrent, où l'agression signalée avait eu lieu.
Arrivée à 21 kilomètres de Sétif, l'automobile de l'administrateur était arrêtée par un barrage de grosses pierres.
Ayant voulu reculer, elle heurta une auto qui la suivait et était venue se placer derrière elle, empêchant toute évolution. A ce moment des indigènes armés se précipitèrent vers la route. Comprenant le danger, l'Administrateur et son adjoint sautèrent rapidement de la voiture et, chacun de leur côté, franchirent les fossés. Ils tombèrent presque aussitôt sous les coups de feu des agresseurs.
Laissant là les cadavres, les deux automobiles rejoignaient Périgotville. Nous avons dit que le Juge de paix, d'origine indigène, avait rendu visite au Dr Mazzuca, sans lui faire part du drame auquel il avait assisté.
Quant au nommé Bouguendoura, brigadier des cavaliers et conducteur de l'auto municipale, il réintégra les bureaux de la commune mixte.
La voiture qui suivait fit, à son tour, son entrée dans le village et son conducteur, Adouani, donna, dit-on, le signal de l'insurrection.
Les immeubles de la poste, de la mairie, sont aussitôt attaqués. Le bordj administratif est mis au pillage. Dans un des bureaux on devait trouver le cadavre de M. Fabrer.
A 16 h. 30, le commandant Mazzuca, à la tête d'un petit détachement, arrive à Périgotville, après avoir essuyé en route de nombreux coups de feu, et traversé des barrages. Puis il fonce sur El-Ouricia, afin de demander du renfort et se procurer des munitions.
A son retour, on a reconstruit les barrages et il faut lutter pour assurer le passage. Le commandant forme un convoi avec les enfants, femmes et vieillards, qu'il accompagne jusqu'à Sétif, où l'on arrive à 2 heures du matin.

Le bureau de poste de Périgotville a été, avons-nous dit, le théâtre d'une atroce tragédie.
Les débats qui ont eu lieu le 1er décembre 1945 devant le Tribunal militaire de Constantine, ont apporté des témoignages officiels sur ce qui s'est passé dans l'immeuble postal.
M. Sanbin, Receveur, entouré de sa famille, composée de sa femme et de trois enfants, s'est tenu à son bureau le 8 mai. Par le téléphone, il était au courant du danger qui menaçait la région. Il lançait de son côté des appels pour obtenir des secours sur Périgotville. Vers 15 heures, le téléphone était coupé et la porte du bureau violemment attaquée, M. Sanbin n'avait pas d'armes. La famille se replia en hâte dans la cave. La porte enfoncée, la maison fut rapidement envahie et saccagée. Les agresseurs, très excités, gagnèrent le sous-sol. Ils n'eurent pas de peine à trouver les malheureux

Un des forcenés, dit l'acte d'accusation, un tailleur de Périgotville, Benniihoub Haouès, mettant en joue le Receveur, avec un fusil volé à la commune, l'abattit froidement, malgré les supplications de Mme Sanbin qui, un bébé dans les bras, tentait mais en vain, d'apitoyer le bandit.
La cave était pleine d'émeutiers. La malheureuse mère ne put voir ce qui se passait un peu plus loin, mais soudain, elle entendit cinq nouveaux coups de feu. C'était son fils, Pierre, âgé de 11 ans, qui tombait, sous les balles d'un autre assassin, Guerfi Mohamed. Bien qu'atteint par cinq projectiles à la poitrine, l'enfant eut la force de se traîner chez un voisin et de dénoncer celui qui avait tiré sur lui. Il le connaissait bien. C'était l'écrivain public du village qu'il voyait chaque jour devant la poste.
Les débats, devant le Tribunal militaire, furent émotionnants. La presse n'en a rapporté qu'un écho diminué, par l'exercice de la censure d'une part, et la raréfaction du papier accordé aux journaux, d'autre part, a-t-on dit...
Guerfi Mohamed répondait de son crime devant les juges militaires. Quant à Benmihoub Haouès, en fuite, il était jugé par contumace. Deux complices, dont une femme, étaient également assis au banc des accusés : Chekroun Douadi ben Saïd, Cantonnier et Chekroun Dahbia ben Saïd, ménagère.
Après l'interrogatoire, on entendit divers témoins, dont Mme Sanbin. Déposition profondément émouvante. La voix entrecoupée de sanglots, Mme Sanbin raconta le drame qu'elle vécut, le meurtre sous ses yeux, de son mari, la mort de son enfant. Elle-même se demande encore comment elle fut épargnée.
Déposition accablante aussi, de même que celle du jeune Vétillard chez qui se réfugia le petit Pierre, après ses blessures.
Un autre témoin vint encore dire comment il avait vu Haouès, l'auteur du meurtre de M. Sanbin, abattre à bout portant, d'un coup de revolver, un autre enfant, le jeune Blanc.
Le tribunal condamna à la peine de mort Guerfi Mohamed et Benmihoub Haouès. Ce dernier par contumace.
Chekroun Daoudi Ben Saïd se vit condamné à vingt ans de détention et dix ans d'interdiction de séjour. Chekroun Dahbia bent Saïd à dix ans de détention. Car, ici encore, les femmes ont participé au drame.
Avant l'audience du 1er décembre, dont nous venons de donner un résumé succinct, exactement le 10 novembre, le Tribunal militaire de Constantine a condamné cinq émeutiers de Périgotville à des peines variant de vingt ans à cinq ans de travaux forcés, retenant l'accusation de port d'armes dans un mouvement insurrectionnel et de recel d'objets volés.

Notons enfin que le 10 décembre 1945 le meurtre de M. Richaud Pierre, de Périgotville, a été évoqué devant le même Tribunal militaire. Cinq condamnations à mort ont été prononcées dont trois par contumace : Benmihoub Haouès, Benlabed Metaïch, Boutouga Bachir, Chekroun Khier. Aucune exécution n'a eu lieu, du reste.
10 décembre 1945... C'est à la même audience que le tribunal a prononcé l'acquittement du juge El Kemal, qui n'avait pu empêcher, a dit le ministère public, le meurtre des deux administrateurs...
Le 19 janvier 46, les assassins de M. Vétillard Claude étaient acquittés, faute de preuves.
Le 22 février 1946, le drame horrible marqué par la mort de MM. Rousseau et Bancel recevait son épilogue : Deux condamnations à mort : Bouaoud Cherif et Melghem Salah, trois détentions perpétuelles et deux condamnations aux travaux forcés à perpétuité.